Tribune. Je suis de ceux qui pensent qu’une ample discussion sur le problème des retraites aurait été un préalable nécessaire à un projet de réforme. Une réforme demande une réflexion et une pensée avant tout calcul.

Je suis de ceux qui pensent qu’une ample discussion publique aurait dû porter sur les différentes façons de vivre sa retraite, considérant ceux pour qui la retraite est une libération qui permet une nouvelle vie et ceux pour qui elle est une remise à l’écart dans une nocive inactivité, et également sur les dissemblances extrêmes du vieillissement, lequel maintient les uns en santé tandis qu’il dégrade la vie de la plupart des autres.

 

Je suis de ceux qui auraient aimé que la parole soit donnée à toutes les catégories de retraités actuels pour que les expériences vécues dans la retraite, du bricolage ou la garde des petits enfants à l’asile, entrent dans la connaissance des décideurs et des citoyens avant toute élaboration de projet.

Je suis de ceux qui se demandent si une unification du système des retraites serait vraiment rationnelle si elle ne respecte pas la diversité des cas et situations. Aux pénibilités du travail physique et industriel se sont ajoutées ou parfois substituées des pénibilités psychiques dues aux compressions de personnels et surcharges de l’hypercompétitivité. Ne serait-il pas alors possible de trouver les moyens de combiner unité et diversité ?

Je suis de ceux qui pensent que la prolongation physique de la vie comporte trop de différences dans le vieillissement et la santé selon classes sociales, origines et métiers pour fixer un avancement de l’âge de la retraite. L’allongement de la quantité de vie n’entraîne pas de lui-même allongement de la qualité de vie. Par ailleurs la prolongation de l’espérance de vie n’est qu’une hypothèse qui peut être contrariée par la dégradation des conditions de vie ou la progression actuelle de maladies chroniques.

 

Comme il m’est évident que l’âge proposé (et peut-être imposé) est déterminé avant tout par des considérations budgétaires, il obéit non pas à une rationalité réformatrice, mais à une rationalité économiste ou plutôt financière, imposée par l’orthodoxie doctrinaire du néolibéralisme. Les promoteurs de cette rationalité ne voient pas son irrationalité.

Je suis de ceux qui pensent que la révolte contre la réorganisation standardisante des retraites, dite réforme, tient non seulement ou principalement à des intérêts corporatistes lésés ou des privilèges, qui ne semblent tels qu’aux vrais privilégiés, mais à une réaction populaire profonde contre une politique réactionnaire abolissant les unes après les autres les conquêtes sociales du siècle passé.

Ainsi je suis de ceux qui pensent que le soulèvement français si singulier, né des gilets jaunes et se renouvelant dans les grèves de décembre, s’intègre dans un soulèvement de peuples de divers continents. Les plus frappantes et hélas les plus frappées sont celles où la nouvelle sainte Alliance des pouvoirs politiques et des pouvoirs financiers est établie.

 

Je suis donc de ceux qui comprennent ce soulèvement, sans en méconnaître les scories de haines, d’égarements, de violences dans sa grande révolte et sa grande fraternisation. J’ai connu les scories de notre merveilleuse libération de Paris avec ses femmes tondues et ses délations de vengeance.

Je suis également de ceux qui sont convaincus que la voie politique économique, sociale, propulsée par le triple moteur déchaîné et incontrôlé science-technique-économie conduit à des catastrophes en chaîne affectant le devenir de l’humanité.

Mais je pense que la Révolution nécessaire est présentement impossible. Je pense même qu’une Voie de métamorphose progressive, bien qu’elle soit définie par quelques-uns dont l’auteur de ces lignes, ne peut être suivie faute d’une pensée fondée sur une conception complexe du monde, de la vie, de l’humain, de la société, de l’histoire, faute d’une organisation d’avant-garde annonçant, préparant, agençant la nouvelle Voie.

 

Alors voici ma crainte fondée sur la conscience qu’une action n’obéit pas nécessairement à son intention, mais subit les détournements et parfois pire son propre retournement contraire à l’intention. Ainsi les printemps libérateurs ont aussi libéré des forces réactionnaires qui les ont abolis et institués souvent un regel pire que celui qui précédait. Il en fut ainsi du printemps arabe de 2010-2011, du printemps européen de 1848, de la révolution russe émancipatrice de 1917 devenue asservissante. Les forces les plus progressistes déclenchent les pires forces réactionnaires, qui peuvent être écrasées, mais risquent d’être écrasantes.

Je crains donc que le soulèvement populaire ne débouche non seulement sur une répression réactionnaire, mais sur une aventure qui conduirait au pouvoir du Rassemblement national ou de quelque néo-dictature.

Aussi je pense qu’un compromis puisse être une issue provisoire : un compromis est une demi-victoire ou une demi-défaite selon qu’on le voie comme une bouteille à moitié pleine ou à moitié vide. Il favoriserait une pause historique où nous pourrions réfléchir enfin à comment résister à la régression planétaire envahissant tous continents, comment sauver les avant-gardes en les faisant arrière-garde contre la régression, comment élaborer la nouvelle pensée la nouvelle politique, les nouveaux modes d’organiser l’action.

Edgar Morin Sociologue

A Paris, le 5 décembre pour Libération