En Suède, protéger la nature va de soi. Au pays du prix Nobel, les idées ingénieuses fleurissent pour que chacun devienne un bienfaiteur de l’environnement.
Les objets affreux, sales et déprimants, voilà ce qu’Elsa redoutait de trouver ici. « C’est tout le contraire ! » lance cette élégante quadragénaire. A deux heures de Stockholm, la ville d’Eskilstuna a eu une idée de génie : créer le premier centre commercial au monde vendant uniquement de l’occasion. Vêtements, vaisselle, vélos, meubles, perceuses… Sur une surface de 5 000 mètres carrés, on trouve tout, tout, tout ! En bon état et bien présenté. ReTuna crée des emplois et fourmille de créativité, tout en luttant contre le gaspillage.
« Les Suédois raffolent du shopping, explique Anna Bergström, sa directrice. Ils refont sans cesse leur intérieur, renouvellent leur cuisine tous les cinq ans… Nous avons longtemps eu la mentalité Ikea : s’offrir des nouveautés pas chères, mais pas durables non plus. » Belle brune accro au design, cette mère de quatre filles confie avoir trouvé le job le plus épanouissant de sa vie en faisant du business au service de la planète : « On ne peut pas continuer à piller les ressources pour fabriquer des produits à ce rythme. Il faut devenir plus malins et en profiter pour vivre mieux. Il vaut mieux vendre un objet deux fois qu’une. Le recyclage, c’est cool et créatif ! »
Soigner l’esthétique, c’est pour les objets, beaucoup s’offrent ici une nouvelle vie. Ex-chômeuse, Anne-Marie propose des ustensiles de cuisine et fabrique des lampes à base de passoires ou de râpes. A 25 ans, Maria, elle, a démissionné d’un poste de jardinière dans un cimetière pour ouvrir Ecoflor : fleurs bio emballées dans du papier à musique, jeunes pousses dans des bouteilles de lait… « Je récupère parfois des pots hideux ! » s’esclaffe la petite blonde. Alors elle recouvre de feuilles d’eucalyptus… ou de cuillères en plastique, pour une surface nacrée évoquant des coquillages. A 33 ans, son voisin Amjad a fui la guerre en Syrie. Titulaire d’un MBA londonien, il s’est fait refouler des pays du Golfe, a failli mourir en bateau et a atterri en Suède. En attendant son titre de séjour, il réparait gratuitement les portables de ses compagnons d’infortune : « J’étais gêné de percevoir une aide financière sans contrepartie. » Un journaliste s’étonne de son talent et le présente au patron de ReComputer. Aujourd’hui, Amjad gère ce magasin, où il ressuscite des ordinateurs et des chaînes hi-fi, vend des consoles quatre fois moins chères que la version neuve… Fier de parler suédois et de payer des impôts, il se réjouit de faciliter la vie des clients désargentés.
"En Suède, 99 % des déchets ménagers sont recyclés ou réutilisés pour produire de l’énergie"
Comme Lina, employée d’hôtel, qui raffole des snacks bio du café et habille ici sa petite Melody, 4 ans. « Nos clients font de bonnes affaires, note Anna Bergström. Ils repartent plus heureux parce qu’ils ont agi pour l’environnement. C’est angoissant de se croire impuissant. Et pour s’évader un peu de ce monde obsédé par l’argent, nous organisons des journées d’échange. Les enfants éprouvent une joie profonde en se découvrant généreux. » L’émulation des visiteurs passe par des ateliers d’« upcycling », où l’on crée à partir de rebut. On peut également suivre une formation d’un an à ces techniques. Menuiserie, couture, collage… Ylva, 23 ans, relie de jolis carnets à l’aide de bouts de pneus de vélo. « Travailler sur des déchets permet d’explorer sa créativité à 100 % », observe Eva Svensson, la responsable. Ouvert en août 2015, ReTuna connaît une croissance modeste, mais soutenue. Les douze commerces viennent de franchir le million d’euros en chiffre d’affaires. De quoi chanter « Money, Money, Money » sur la terre d’Abba. Version green !
Pour les habitants de ce pays scandinave, la chasse au gaspillage est une évidence. « En Suède, 99 % des déchets ménagers sont recyclés ou réutilisés pour produire de l’énergie, explique Erik Freudenthal, responsable du centre d’informations de Hammarby Sjöstad, un quartier futuriste et écologique, installé en plein cœur de Stockholm. Erik désigne la dizaine de poubelles de tri d’un immeuble : verre blanc, verre coloré, ampoules led, ampoules à incandescence… Pas d’effluves nauséabonds ni de camions de ramassage quotidien : restes alimentaires et couches de bébé partent dans des tubes extérieurs aux bâtiments. Ils seront aspirés dans un système souterrain vers l’usine de retraitement. « En quinze ans, 185 pays sont venus examiner notre modèle », dit Erik.
Les boutiques de la capitale passent aussi au vert. Comme chez Nudie Jeans, où Axel nous accueille derrière sa machine à coudre : « Nous ne vendons que des jeans bio. Au moindre problème, déchirure ou autre, vous rapportez le vôtre et on vous le répare gratuitement. Quand vous n’en voulez plus, vous nous le laissez et vous obtenez une ristourne de 20 % sur les neufs. » Comme lui, tous les vendeurs ont appris à coudre en quinze jours. « On a ouvert des boutiques à Londres, New York, Sydney… sourit Axel. J’espère qu’il y en aura bientôt une à Paris. Les Français aussi sont forts : vous avez supprimé les sacs en plastique des magasins. La Suède, pas encore ».
Karen Isère - ParisMatch - samedi 17 février 2018