La forêt est dense et escarpée. Y pénétrer et se frayer un passage entre les caféiers, les lianes, les manguiers et les chênes argentés relève parfois de l’expédition. Après deux jours de voyage en avion, en 4 x 4, parfois en pirogue apparaissent enfin les terres des Adivasis, la principale tribu de la vallée d’Araku, installée dans les montagnes de l’Andhra Pradesh, dans le sud de l’Inde. Le chant des cueilleuses nous attire jusqu’à la parcelle où se fait la récolte du jour. De novembre à début février, les 520 villages de la vallée sont en effervescence. Dès qu’elles sont assez gorgées de sucre, qu’elles obtiennent leur plus belle couleur rouge carmin, les cerises de café sont cueillies une à une à la main. Dix mille familles de producteurs-propriétaires sont à pied d’œuvre pour effectuer ce travail de fourmi, au sommet de ces hauts plateaux qui dominent le golfe du Bengale. « Alors que partout ailleurs dans le pays et dans le monde les agriculteurs se soulèvent pour dénoncer de profondes crises agricoles et réclament d’être mieux rémunérés, ici ils travaillent en chantant », se réjouit Manoj Kumar, le directeur général de la fondation Naandi, l’une des plus importantes associations caritatives indiennes.
C’est lui qui, depuis 1996, se bat pour sauver la région. « A cette époque, les tribus primitives guerrières subsistaient dans des conditions misérables, ajoute celui qui, vingt ans plus tard, est considéré comme le très charismatique bienfaiteur de la vallée. Ils ne possédaient souvent qu’un seul “pancha” (le pagne traditionnel) par personne et se nourrissaient assez mal de la culture du riz, du millet, de la chasse à l’arc ou de la cueillette. » Aujourd’hui, ces peuples, jadis conspués, dont les enfants n’étaient pas scolarisés et dont les femmes mouraient en couches, ne roulent pas tout à fait sur l’or mais presque. « Depuis que nous avons rejoint le programme, nous avons embelli nos maisons, acheté des téléviseurs, des saris, pu envoyer nos enfants à l’école et avoir l’eau potable et des toilettes dans nos villages », explique tout sourire Dalapathi Jyothi Jayanthi, 40 ans, habitante de Musiri Gondiguda. Un miracle socio-économique inespéré. Devenu possible au pays du thé grâce à la culture du café. Le grain d’Araku est désormais reconnu comme l’un des meilleurs. Plus bio que bio et plus équitable que n’importe quel autre. Tout cela grâce à la formation des habitants à la biodynamie et à « la création d’un nouveau modèle de capitalisme acceptable et social », selon Manoj Kumar.
Curieux de savoir quels engrais chimiques ou pesticides les producteurs utilisent dans leurs rizières, il est épaté par leur réponse. « Aucun, affirment-ils. Nous les avons essayés. Les poissons ont fui immédiatement au contact de ces produits. S’ils ne sont pas bons pour eux, ils ne le sont donc pas pour nous. » David Hogg et son équipe doivent en revanche gagner la confiance des chefs tribaux. Et les aider à recréer un humus riche puis reboiser la forêt. L’idée : redonner vie à l’écosystème naturel. En quelques mois, plus de 2 millions de caféiers sont plantés. En sept ans, 20 millions d’autres essences ont été installées : papayers, anacardiers (arbres à cajou), eucalyptus… « Aujourd’hui, partout où vous voyez des arbres sur les montagnes, c’est qu’il y a des plantations de café », note David Hogg.
Pour parvenir à cette renaissance, la biodynamie a dû s’adapter aux croyances et aux coutumes locales ainsi qu’à la faune et à la flore foisonnantes. Impossible d’enfouir, comme en Europe, les cornes des vaches – qui sont sacrées – au pied des arbres pour nourrir l’humus, contrôler le pH du sol et réduire les besoins en eau des plantes. « Nous fabriquons à la place notre propre compost avec la bouse de vache, qui permet d’enrichir la terre en micro-organismes, explique l’expert. Nous réalisons également nos décoctions à base de plantes bio de notre potager (pissenlit, courge, passiflore, camomille) et respectons le calendrier lunaire. » L’indispensable pulvérisation blanche composée de silice, le « white spray », protège les feuilles des caféiers des maladies, de la pluie et permettrait aux arbustes de mieux résister aux vents sans casser (la région est souvent balayée par les cyclones). Le « black spray », de la bouse de vache diluée, est épandu sur les sols pour les enrichir en bactéries. A la lune descendante, on travaille les terres et on plante. La lune ascendante est propice à la récolte et à la germination… Résultat : même si certains experts internationaux hésitent toujours à reconnaître scientifiquement le bien-fondé de ces pratiques, à Araku, les caféiers produisent des grains d’une qualité exceptionnelle.
« C’est la plus grande plantation de café certifiée en agriculture biodynamique du monde ! » confirme à Paris Tony Boulo, de Max Havelaar, chez qui le café Araku est labellisé Fairtrade. L’enseigne réalise aujourd’hui en France près de 500 000 euros de chiffre d’affaires. Et écoule en France environ 50 % des 100 tonnes de café produit annuellement dans la vallée. Elle est vendue chez Naturalia, à La Grande Epicerie de Paris, au Lafayette Gourmet. Et vient de convaincre, depuis janvier, plus de 250 magasins Franprix de la distribuer. Mais les ambitions de la marque Araku et de la coopérative ne s’arrêtent plus là. « Sur le marché du café, nous voulons devenir la référence de qualité, d’éthique à forte responsabilité environnementale, explique Manoj Kumar. L’idée est de fidéliser les nouvelles générations de fermiers d’Araku et de leur démontrer qu’il est capital de continuer à cultiver en biodynamie pour pérenniser les plantations. Nous voulons produire plus, donc ouvrir également des boutiques à New York, Tokyo, Bombay ou Kyoto. »
Sophie Stadler - Paris Match - mercredi 20 mars 2019