C’est d’ailleurs tout l’objet du speed-meeting organisé ce jour. Une dizaine de femmes, professionnelles de la musique, prêtes à accueillir une trentaine d’autres sur le point de lancer leur activité. Parmi elles, Tina, bookeuse à son compte depuis peu et lassée «de toujours bosser pour des hommes», ou Caroline, future entrepreneuse «écœurée» du comportement de certains qui doutaient de ses compétences en tant que femme.
Aux manettes de la rencontre, la Fédération nationale des labels indépendants (Felin), dans le cadre du MaMA Festival (la convention annuelle des professionnels de l’industrie musicale). La Felin accompagne les petits labels indépendants, les représente dans les discussions de la filière et lance aussi des projets avec les distributeurs, disquaires et salles de spectacle. Sa création résulte d’une tribune publiée en 2009 dans Libération, un appel à sauver le secteur indépendant «au bord de l’asphyxie». Aujourd’hui, selon une étude publiée par la Felin en 2019, le moral des labels s’améliore. Pour autant, tout n’est pas rose.
Rude concurrence
«Ce sont des métiers où il existe peu voire pas de formation», explique Céline Lepage, chargée de mission à la Felin. Au départ, «il s’agit d’une personne, parfois en reconversion, qui monte une association, produit un album souvent sans payer les artistes, s’occupe du pressage des disques, de la communication et advienne que pourra». Les chiffres montrent qu’il est presque impossible de rentabiliser un projet uniquement grâce aux ventes : «Plus de 90 % des petits producteurs indépendants sont déficitaires», confirme Céline Lepage. Pour survivre, ils doivent percevoir des droits de production et solliciter des subventions, «un travail administratif considérable», selon elle. Dans un milieu affecté par la chute des ventes de disques et la transition numérique en cours, la rémunération de 70 % des dirigeant(e)s de ces labels n’excède pas le smic. 40 % ne se versent pas de salaire du tout. Les projets sont financièrement fragiles, les compétences nécessaires pour monter un label se multiplient et le marché est soumis à rude concurrence.
Dans ce contexte, les femmes sont aussi désavantagées qu’ailleurs : elles sont à l’origine de moins de deux labels sur dix. Pour la Felin, peu identifiée sur ces questions d’égalité, ce chiffre est un déclic. Elle lance alors, il y a plus d’un an, le premier programme de mentorat féminin Mewem (Mentoring Program for Women Entrepreneurs in Music Industry), sur un modèle éprouvé en Allemagne. Avec l’objectif de faire face à trois obstacles auxquels se confrontent les femmes : le difficile accès aux financements, la mise en place d’un réseau professionnel solide et le manque de modèles féminins de réussite. La structure reçoit une centaine de candidatures. Parmi elles, douze sont sélectionnées pour être associées à douze mentores.
Gagner en légitimité.
Une fois cette promotion constituée, entre février et mai 2019, la Felin encourage les mentores et mentorées à organiser des tête-à-tête au moins une fois par mois. «On n’est pas des coachs», précise Aurélie Thuot, directrice chez Adone Productions et mentore pour la première édition de Mewem. «C’est plutôt un partage de compétences non hiérarchique, qui n’est pas le savoir et le non-savoir», complète Marie-José Sallaber, mentore et chargée de mission pour le Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles (Irma). Le plus souvent, il s’agit d’un dialogue, de mise en réseau, d’un regard extérieur sur leur projet.
Alice Caron, productrice audiovisuelle assure avoir fait gagner un temps précieux à sa mentorée : «Elle avait un projet de musique à l’image et devait recevoir ses clients dans un studio. Avec une connaissance de terrain, je lui ai suggéré de chercher un studio existant, de ne pas faire des plans sur la comète en allant acheter 200 000 euros de matériel», raconte-t-elle. Le gros du travail consiste à les faire gagner en légitimité : «Souvent, les mentorées n’avaient besoin que de la validation d’une "paire"», insiste Aurélie Thuot.
Chaque mois, des workshops sont aussi proposés, sur le marché du numérique, la négociation de contrats, en comptabilité, développement personnel et empowerment. C’est dans ce cadre-là que la question du mentorat non mixte s’est posée. «Certaines jeunes femmes se sont demandé si elles n’avanceraient pas plus vite avec un mentor masculin, raconte Marie-José Sallaber. Je leur ai répondu qu’il y avait des choses qu’elles avaient dites aujourd’hui qu’elles n’auraient jamais évoqué devant un homme.» Des rencontres ont marqué les esprits comme «l’elevator pitch» ou «argumentaire éclair» dispensé par Florence Sandis, auteure de Brisez le plafond de verre.
Sororité
Aujourd’hui, la présence des femmes dans l’industrie musicale est un sujet majeur. Alors la sororité s’organise, comme en témoigne un autre rendez-vous lors du MaMA Festival, sur «Les femmes dans la musique : l’union fait-elle la force ?» «Il y a deux ou trois ans, on n’aurait pas organisé une telle conférence», constate Rag, du collectif lesbien et féministe Barbieturix. Preuve que les choses avancent (un peu). Pour cette artiste, l’indépendance est la clé : «Nous, on ne nous a pas donné la chance de se lancer, alors on l’a prise nous-même.»
Yaël Chiara, à la tête de Shesaid.so France, un réseau de femmes qui travaillent dans la culture, le confirme : «On a toutes le syndrome de l’imposteur. Mais lorsqu’on partage nos doutes avec d’autres, on se rend compte qu’on est au bon endroit.» Pour beaucoup, la prise de conscience du sexisme persistant dans la musique, mis au jour dans une enquête de Télérama au printemps, n’a pas vraiment été suivie d’effet. Pour autant, des professionnelles continuent de taper du poing sur la table, comme Stéphanie Fichard du collectif Femmes engagées des métiers de la musique (Femm) : «Il faut constituer une meute et continuer de faire réagir le monde qui nous entoure.»sprits comme «l’elevator pitch» ou «argumentaire éclair» dispensé par Florence Sandis, auteure de Brisez le plafond de verre.
«On a vu des métamorphoses impressionnantes», se souvient Céline Lepage. Cet épisode a aussi marqué Céline Garcia, directrice chez DO Editions et mentorée : «J’ai gagné en assurance, c’est certain. Aujourd’hui, on continue de se voir avec ma mentore. Elle m’a permis de constituer un véritable réseau, alors que j’étais très isolée quand j’ai lancé mon activité.» A l’inverse, des sessions ont parfois dérangé. C’est le cas d’un atelier sur la place de la femme dans le secteur. «Beaucoup de mentores ont adopté une posture masculine dans leur carrière. Les mentorées, elles, ne se retrouvaient pas toujours dans cette vision. C’est générationnel», analyse Céline Lepage, de la Felin.
Selon Marjorie Lafon - Liberation - samedi 26 octobre 2019