Chimiothérapie à Nice en 2012. REUTERS/Eric Gaillard
Chargé par François Hollande de l’élaboration du prochain Plan Cancer, le Pr Jean-Paul Vernant dénonce le scandale que constitue selon lui l’envolée des prix des anticancéreux.
Le monde médical hospitalo-universitaire français n’accuse jamais Big Pharma à visage découvert. Exception notable dans le quotidien La Croix daté du 5 novembre: spécialiste réputé des cancers du sang, le Pr Jean-Paul Vernant déclare que certaines molécules anticancéreuses ont aujourd’hui «atteint un niveau de prix scandaleusement élevé» :
«Il arrivera un jour où même des pays riches comme le nôtre n’arriveront plus à délivrer ces médicaments. Le prix de certaines molécules a atteint des proportions que de plus en plus de médecins, dont je fais partie, jugent presque immorales. En une décennie, le prix des nouveaux médicaments anticancéreux a pratiquement doublé, passant d’un coût moyen de 3.700 à 7.400 € par mois. Cette tendance risque de s’aggraver avec le développement de cette médecine dite “ciblée”, qui va favoriser l’émergence de médicaments de “niche”.»
Le Pr Vernant s’exprime à la veille de l’ouverture, à Lyon, des «6e Rencontres de la cancérologie française». A la demande du président de la République, il a remis il y a peu à Marisol Touraine, ministre de la Santé, un rapport «contenant des recommandations pour le troisième Plan Cancer». L’annonce de ce Plan (2014-2018) avait été faite en décembre 2012 par François Hollande et devrait être sera «axé sur la lutte contre les inégalités face à la maladie» et préparer la France «aux nouveaux enjeux liés aux progrès médicaux».
«Il y a aujourd’hui, dans certains pays, un débat éthique sur le coût très élevé de molécules qui, dans certains cas, permettent de prolonger la vie seulement de deux ou trois mois, explique encore le Pr Vernant. Mais un autre médicament, le Glivec, pose un problème différent: au début des années 2000, on a découvert que ce produit était extraordinairement efficace dans le traitement des leucémies myéloïdes chroniques, dont on enregistre environ 1.000 nouveaux cas par an en France. Ce médicament du laboratoire Novartis a été une révolution thérapeutique, puisqu’il a radicalement changé le pronostic de près de 80% des patients. Mais ces personnes doivent prendre, à vie, ce médicament qui, en France, coûte environ 30.000 euros pour une année».
Novartis a tenu à préciser à La Croix que le coût véritable de son médicament est de 27.720 euros par an.
«Notre pays est un de ceux qui, dans le monde, permet un accès le plus large aux nouveaux médicaments du cancer, rappelle le Pr Vernant Tous ces produits sont remboursés à 100 %, ce qui permet de les délivrer à tous les patients qui en ont besoin. Mais il arrivera bien un moment où la collectivité ne pourra plus payer. En Angleterre, pour la leucémie myéloïde chronique, les autorités ont décidé de rembourser uniquement le Glivec, mais pas les médicaments de deuxième ou troisième génération, qui doivent être prescrits en cas de résistance au Glivec. Résultat, seuls les patients qui ont les moyens de débourser plus de 70.000 euros par an peuvent assurer leur survie.»
Il faut selon lui «mettre en place un nouveau système de régulation des prix qui devraient pouvoir être révisés de manière régulière dans le temps»: définir pour chaque nouveau produit la durée nécessaire pour que le laboratoire puisse amortir son investissement de départ et, ensuite, déterminer «ce qui pourrait être un bénéfice raisonnable et moralement acceptable pour la firme». Cette proposition aurait notamment pour effet de briser le système, actuellement en vigueur en France, de fixation des prix des médicaments – un système totalement opaque qui résiste à la politique, officiellement prônée, de transparence dans ce secteur.
En avril dernier une centaine d’onco-hématologues, américains pour la plupart, avaient dénoncé l’évolution des prix des médicaments dans la revue Blood, journal de l' American Society of Hematology. Ils déploraient que sur les douze traitements contre le cancer approuvés en 2012 par l'agence américaine des médicaments (FDA), onze coûtaient plus de 100.000 dollars par an. Selon ces spécialistes du cancer du sang, de tels coûts ne sont pas «moralement justifié», les médicaments dont dépendent des malades pour rester en vie ne devant pas selon eux être soumis à la loi du marché.
«Quand un produit affecte la vie ou la santé des personnes, le juste prix devrait prévaloir en raison des implications morales», écrivaient ces médecins. Ils citaient en exemple le prix du pain pendant une famine, le vaccin de la poliomyélite ou les traitements de certaines chroniques. L’exemple du sida montre depuis une bonne décennie qu’un solide rapport de force international peut conduire les multinationales pharmaceutiques à aménager les dispositions habituelles du marché et du retour immédiat et massif sur ses investissements en recherche et développement.
En avril 2012, la revue Prescrire, indépendante de l’industrie pharmaceutique avait fait une synthèse des quelques critiques montantes exprimées sur ce thème dans la presse médicales spécialisée anglo-saxonne (The Lancet oncology et The New England Journal of Medicine). Elle rappelait que quelques rares cancérologues estiment que l’argent qui est dépensé dans des chimiothérapies hors de prix peut exclure certains malades «de soins palliatifs qui amélioreraient la qualité de leur vie, et pourraient même l’allonger». «Préoccupés par l’envolée des dépenses déconnectées des progrès pour les patients, des cancérologues de plus en plus nombreux appellent à mieux utiliser les moyens disponibles, sans céder au “toujours plus”, ni refuser la mort de manière déraisonnable»,résumait Prescrire.
Les responsables britannique chargé de l’évaluation coût-efficacité des médicaments (National Institute for Health and Clinical Excellence, NICE) émettent, pragmatiques, une autre mise en garde: «Si des sommes de plus en importantes d’un système de santé aux ressources limitées sont consacrées à des soins anticancéreux non coût-efficaces, cela se fera au détriment d’autres patients atteints d’autres maladies, moins défendus par les firmes et des associations de patients ». La persistance de la crise économique associée à l’envolée (nullement maîtrisée par les pouvoirs publics) des prix des nouveaux médicaments font que cette prophétie n’est pas loin de commencer à se réaliser.
Jean-Yves Nau