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27/06/2020

Relance culturelle: oui mais pas à n'importe quel prix écologique!

A chaque moment décisif de la vie politique de notre pays, des voix s’élèvent pour défendre la culture. Le moment présent ne déroge pas à la règle. Au contraire : inédit et considérable dans sa forme comme dans sa portée, il donne lieu à une avalanche de plaidoyers et d’appels à un plan de relance ou une nouvelle donne – le fameux New Deal des années 30. L’ampleur de la réaction s’explique aisément : fondée pour une large part sur la sortie, le rassemblement et la mobilité, notre vie culturelle a été stoppée net par la crise sanitaire, entraînant la mise à l’arrêt de tout le secteur professionnel qui, de la création à la diffusion en passant par l’interprétation et la médiation, donne forme à cette vie.
S’il faut évidemment soutenir et relancer un secteur essentiel – et veiller à n’omettre aucune catégorie – reste à nous accorder sur le sens et l’ambition de la relance. Dans ce moment de suspension, qui nous donne une occasion unique de questionner nos modèles et nos formes de vie, nous aurions tort de ne pas inclure la culture dans la réflexion.
La culture fait en effet partie du régime même de la production, de la distribution et de la consommation qui doit aujourd’hui être réinterrogé. Le problème avec son industrialisation n’est pas seulement la standardisation de l’imaginaire (Adorno et Horkheimer) et le laminage de la subjectivité (Guattari), c’est aussi celui que pose désormais l’industrie en général.
Pollution de la vidéo en ligne
Comme les autres secteurs industriels, la culture a connu ces dernières décennies, sous l’effet conjugué de la révolution numérique, de la mondialisation et de l’accroissement exponentiel des échelles et des volumes, de grandes mutations qui accentuent considérablement son impact environnemental. Avec la multiplication des foires, des festivals, des biennales internationales et l’essor du tourisme afférent, avec l’explosion du streaming, du jeu vidéo et des superproductions de tous ordres, le secteur culturel est devenu un acteur non négligeable de la dégradation de notre environnement. Ainsi la vidéo en ligne polluerait-elle autant qu’un pays comme l’Espagne, tandis que l’empreinte carbone du jeu vidéo ne cesse de s’intensifier en raison non seulement du nombre croissant de joueurs, mais aussi des évolutions technologiques, qui conduisent à tout augmenter, de la taille de l’écran à la complexité graphique du jeu en passant par la définition de l’image.
A l’échelle de la planète, du fait de son faible poids démographique et de la spécificité de son histoire culturelle, la France ne joue certes qu’un rôle secondaire dans cette dégradation. Il reste que celui-ci n’est pas négligeable en termes de valeur absolue. Pour le seul secteur de l’audiovisuel, qui rassemble près de 200 000 salariés, on évaluait par exemple en 2010 le bilan carbone à plus d’un million de tonnes de CO, soit l’équivalent de 410 000 allers-retours Paris-New York (1). Parce qu’elle a par ailleurs toujours été aux avant-postes en matière de politique culturelle, la France se doit sur un tel sujet d’être exemplaire. Si l’exemplarité passe aujourd’hui par une politique de relance, ce n’est qu’à la condition d’assortir celle-ci d’un volet écologique.
Le monde a en effet changé depuis le New Deal. Face à l’urgence climatique et environnementale, la seule logique de la relance ne suffit plus : c’est au moins un tournant, si ce n’est une rupture, que le temps présent appelle. Où en êtes-vous avec la transition écologique ? Quelle est votre empreinte environnementale ? Avez-vous conscience de celle-ci ? Comment imagineriez-vous la réduire ? Une telle démarche aurait-elle un coût ? Pouvez-vous en estimer le montant ? Entrerait-elle en contradiction avec d’autres valeurs ? Telles sont quelques-unes des questions que, dans le sillage du questionnaire élaboré par Bruno Latour, le moment actuel donne l’occasion unique d’adresser au monde de la culture, à travers un plan de relance qui soit aussi un plan d’infléchissement et non de reconduction à l’identique.

De la «culture de la terre»
Un tel questionnement est d’autant plus fondé qu’il s’articule étroitement à l’origine même de la notion de «culture». Issue du latin cultura, qui vient lui-même de «colère», «habiter, cultiver, pratiquer, soigner, entretenir», la culture est au sens propre et premier agricultura, «culture de la terre». C’est en vertu d’une analogie qu’elle va devenir, avec Cicéron, cultura animi, «culture de l’esprit» : «Un champ, si fertile soit-il, écrit-il dans les Tusculanes, ne peut être productif sans culture – sine cultura –, c’est la même chose pour l’âme sans enseignement – sine doctrina.» Nous sommes loin d’avoir tiré toutes les leçons de cette histoire vieille de deux mille ans, qui nous rappelle que la notion de culture a été inventée dans une relation étroite à la nature, et sur une base lexicale qui implique les notions d’habitabilité, d’entretien et de soin. Le moment est venu de le faire : de mesurer que la culture n’est pas seulement un secteur mais qu’elle est aussi une pratique et une expérience qui modèlent notre milieu de vie – de se souvenir que la culture est originairement une écologie.(1) Etude menée par le collectif Ecoprod.

Selon Mr Emmanuel Tibloux - Liberation - mercredi 13 mai 2020

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