Les insectes pollinisateurs seraient-ils une alternative aux pesticides? (04/11/2019)

Les insectes pollinisateurs seraient-ils une solution plus rentable que les produits phytosanitaires pour les cultures de colza ? C’est ce que suggère une étude publiée début octobre par deux agro-écologues français du CNRS et de l’Inra.
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En s’appuyant sur les insectes pollinisateurs, à savoir les abeilles, en lieu et place des intrants chimiques (pesticides et fertilisants azotés), les cultivateurs de colza ont tout à gagner. Que ce soit en matière de rendement agricole comme de revenus. C’est en tout cas ce que conclut un article publié début octobre dans une revue britannique, Proceedings of the Royal Society, par deux chercheurs français du Centre d’études biologiques de Chizé. Pour cette étude, menée de 2013 à 2016 dans une plaine des Deux-Sèvres, les agro-écologues Vincent Bretagnolle, directeur de recherche au CNRS, et Sabrina Gaba, directrice de recherche pour l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), ont en effet minutieusement observé les pratiques d’une centaine d’exploitants sur 294 parcelles dédiées à la culture du colza.
Pourquoi comparer les effets de la pollinisation par les abeilles et l’usage des produits phytosanitaires sur la culture du colza ?
Notre démarche interroge d’abord l’agroécologie et sa faisabilité. Celle-ci repose sur le postulat que l’agriculture peut se fonder sur la nature et que la biodiversité peut se substituer à l’agrochimie tout en maintenant des rendements similaires. Or pour les agriculteurs, c’est d’abord la viabilité de ce modèle qui se pose. Donc il était nécessaire de quantifier économiquement les solutions agro-écologiques.
On sait par ailleurs qu’un certain nombre de cultures, comme le colza ou le tournesol, dépendent en partie de la pollinisation par les abeilles (les domestiques comme les sauvages) et pas seulement de la pollinisation par le vent ou l’autopollinisation (de la fleur elle-même). D’ailleurs, notre étude montre que sur notre zone d’observation, la pollinisation a été réalisée en moyenne pour moitié par les espèces domestiques et pour l’autre par les espèces sauvages. Les abeilles sont donc une alternative à l’utilisation des intrants chimiques mais il était nécessaire de comparer ces deux solutions en matière de rendements et de revenus car elles sont très antagonistes, l’une étant néfaste pour l’autre. A ce jour, aucune étude n’avait d’ailleurs montré les effets de ces solutions sur les revenus des cultivateurs.
Avez-vous été surpris par vos résultats ?
Cela fait des années qu’on travaille sur le rôle joué par la biodiversité en agroécologie, donc nos résultats ne nous ont pas vraiment surpris. Ils indiquent qu’un agriculteur a deux options pour maximiser son rendement en colza : soit il utilise l’agrochimie, soit il s’appuie sur les abeilles. En revanche, une seule de ces deux solutions est intéressante du point de vue du revenu : celle fondée sur les insectes pollinisateurs car les abeilles sont gratuites, contrairement aux intrants chimiques. La magnitude de ces résultats nous a cependant étonnés. Ainsi, un agriculteur qui s’appuie sur les abeilles gagne 100 à 200 euros de plus par hectare de colza qu’en utilisant des produits phytosanitaires. Ce sont des sommes considérables qui montrent que cette alternative est réaliste d’un point de vue économique même si elle n’est pas facile à mettre en œuvre.
Comment avez-vous procédé ?
Nos observations ont été menées en conditions réelles dans plusieurs centaines de parcelles agricoles appartenant à des agriculteurs. C’est important de le souligner : il ne s’agissait pas de parcelles expérimentales. Pendant quatre ans, nous y avons mesuré l’abondance des pollinisateurs, leur rôle dans la pollinisation et les rendements des cultures. Pour cela, nous avons utilisé deux méthodes pour compter et identifier les abeilles : d’abord, celle dite des pièges passifs qui consiste en des bols colorés qui les attirent ; ensuite, en les capturant à l’aide d’un petit filet qui recouvre un champ.
Notre zone d’observation dans les Deux-Sèvres est une zone privilégiée par rapport au reste de la France : malgré le déclin constaté des abeilles depuis vingt-cinq ans, on y dénombre 300 espèces sauvages sur les 900 que compte la France. C’est considérable, mais il fallait aussi montrer que cette abondance parcelle par parcelle dépend de facteurs locaux (l’usage moindre d’insecticides et d’herbicides notamment) et de facteurs paysagers car les abeilles, qu’elles soient sauvages ou domestiques, ont besoin de fleurs, de sites pour se reproduire et d’éléments naturels comme les haies, les prairies, les bandes enherbées ou les arbres isolés. En parallèle, nous avons également mené des interviews avec les agriculteurs pour connaître leurs pratiques et calculer leurs revenus, soit la marge dégagée par le rendement après soustraction des coûts comme l’achat de pesticides, des fertilisants azotés ou du gazoil.
Comment passer de la théorie à la pratique ?
C’est tout le paradoxe de nos travaux : on démontre que c’est réaliste à tous points de vue, et pourtant les agriculteurs, y compris dans notre zone d’observation des Deux-Sèvres, y compris ceux qui ont participé à notre expérimentation, ne s’engagent pas dans une transition agro-écologique. Les verrous ne sont pas qu’économiques : quand bien même on prouve leur rentabilité, les solutions fondées sur la nature paraissent plus risquées. C’est lié à des freins psychologiques, une aversion au risque mais aussi à l’emprise des filières agro-industrielles.
Il y a un pas à franchir de la part des agriculteurs. Une fois que c’est fait, ils en sont très heureux mais il faut aussi chercher à comprendre les réserves qui s’expriment et ces mécanismes d’aversion pour mieux les contourner. A ce titre, les pouvoirs publics, comme le ministère de l’Agriculture, pourraient avoir un rôle à jouer en sécurisant les filières agro-écologiques. Les conseils agricoles non plus ne croient pas beaucoup à ces alternatives à l’agro-chimie. Ce serait donc intéressant que les agriculteurs et les pouvoirs publics s’associent pour accompagner cette transition. Et les citoyens, qui sont des consommateurs, ont aussi leur mot à dire pour faire pression sur le modèle agro-industriel.

Selon Florian Bardou - Liberation - mardi 22 octobre 2019

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